CHAPITRE VI
Elle s’appelait Vania et elle avait seize ans…
Pour Robert Lacordet, elle ne représentait en fait qu’une bouche supplémentaire à nourrir, alors qu’ils progressaient sur la voie de moins en moins praticable du métro, et il maudissait le sentimentalisme stupide qui lui avait fait accepter qu’elle l’accompagne. Bien sûr, il se sentait un peu responsable d’elle, maintenant qu’il avait tué ses parents, la laissant littéralement seule et sans défense. Il ne s’était pas trompé en pensant qu’elle vivait depuis très longtemps dans les souterrains : ses parents, traqués par la police pour une obscure affaire de meurtre, l’y avaient entraînée alors qu’elle n’avait que huit ans, et les seuls souvenirs qu’elle conservait du monde extérieur étaient la chaleur et la clarté qui régnaient dans sa chambre d’enfant. Depuis ce jour elle n’avait connu que la cruauté et l’obscurité du métro : il n’était guère étonnant que parfois elle ait des réactions quelque peu bizarres. Ce qui frappa le plus Robert Lacordet fut son absence totale de sentiment filial : elle ne lui avait jamais reproché la mort de ses parents et rien dans son attitude ne pouvait laisser supposer qu’elle lui en tenait rancune.
— Tu n’aimais pas tes parents ? lui avait-il demandé un jour tandis qu’ils partageaient la maigre carcasse d’un caniche égaré dans un couloir.
— Aimer ? avait-elle fait, surprise. Tu veux dire : comme j’aime le sucre ?
Lacordet avait secoué la tête. Vivant en vase clos, n’ayant jamais eu la possibilité de lire ou d’aller à l’école, Vania ne possédait qu’un vocabulaire assez rudimentaire.
— Non ! Je veux dire : comme tu aimais ta poupée de chiffons, autrefois…
— Marguerite ?
— Oui, Marguerite, si c’est bien ainsi que tu l’avais appelée…
— Je préférais Marguerite, avait répondu Vania. Mais ils ne m’ont pas permis de l’emmener quand nous sommes venus ici. Tu comprends pourquoi ?
Lacordet avait léché bruyamment ses doigts, faisant disparaître les dernières traces poisseuses du sang de l’animal.
— Peut-être qu’ils n’en voyaient pas l’utilité…
— Non, ce n’est pas cela, avait-elle dit, prenant un air buté. En fait, c’est parce qu’ils étaient méchants. Ils me battaient, tu sais, quand je ne leur obéissais pas assez vite. Je suis bien contente de ne plus être avec eux. Je suis sûre que toi, tu m’aurais permis d’emmener Marguerite…
Lacordet avait souri : une gosse, une vraie gosse…
— Sûrement…, avait-il dit.
*
Lacordet avait fait le projet d’aller jusqu’au terminus Place d’Italie et ensuite de se glisser dans une ligne régulière pour quelques brèves stations, le temps de rejoindre Daumesnil. Ils se seraient alors retrouvés sur la ligne Place Balard/Charenton qui était totalement désaffectée. Là, peut-être auraient-ils trouvé un endroit convenable pour s’installer ; Lacordet avait souvent pensé à mener une vie plus sédentaire s’il réussissait à atteindre un coin assez accueillant. Pourtant il n’y croyait pas exagérément ; il se connaissait trop bien : comme tous les troglodytes, il ne tenait pas en place…
Campo-Formio, la dernière station avant le terminus était complètement détruite : les deux quais étaient encombrés de débris de carrelages et des gigantesques panneaux publicitaires qui s’étaient effondrés, emportant avec eux de larges portions de la paroi. Robert et Vania traversèrent péniblement la station, se tordant les chevilles à chaque pas en trébuchant sur des gravats divers : le petit filet d’eau que Lacordet avait négligé à Austerlitz n’avait cessé de s’enfler pour finalement monter jusqu’à leurs chevilles : c’était une eau noire et sale, au travers de laquelle ils ne distinguaient rien, ce qui les contraignait à avancer sans savoir où ils mettaient les pieds. Il était temps qu’ils arrivent au bout de la ligne : encore quelques jours et celle-ci finirait par être complètement inondée, elle aussi.
La station Place d’Italie était déjà presque en vue lorsqu’ils rencontrèrent le groupe de troglodytes se dirigeant en sens inverse. Dès qu’elle les aperçut, Vania se serra instinctivement contre Lacordet : elle avait acquis une peur irraisonnable des autres hommes car, alors qu’elle était avec ses parents, ceux-ci lui avaient inculqué un principe fort simple : lorsque deux groupes d’humains entraient en contact, le plus faible des deux servait de nourriture à l’autre… Lacordet avait eu beau lui répéter qu’une très faible minorité des troglodytes mangeaient de la chair humaine, elle n’avait pu se défaire de cette phobie : pendant des années elle avait elle-même considéré ses semblables comme denrée consommable et cela lui semblait parfaitement normal. Lacordet avait tenté de lui dire que ce n’était pas bien de se manger entre individus de la même espèce mais lorsque, avec la plus grande des naïvetés, elle lui avait demandé pourquoi, il s’était brusquement aperçu qu’il ne pouvait pas trouver un seul argument tenant debout pour étayer sa théorie et n’avait pas su quoi lui répondre… L’horreur que ressentent la plupart des hommes par rapport à l’anthropophagie n’est pas un réflexe inné – avait-il pensé – mais le résultat d’un tabou ancestral et si des gens poussés à bout pouvaient s’en défaire, il n’était nullement étonnant qu’une enfant n’ayant pas subi les assauts de la culture et de l’éducation ne le possède pas. En fait, Vania ne semblait retenue par aucun des préceptes moraux qui régissent habituellement les hommes, ignorant totalement, par exemple, ce qu’on appelle la pudeur : lorsqu’il s’agissait de se laver ou de changer sa robe contre une de celles qu’elle trimbalait dans son sac, elle n’éprouvait aucune gêne à se déshabiller devant Lacordet, lequel ne laissait pas d’en être troublé. Vania était certes une enfant par l’esprit, une petite sauvageonne amorale, mais physiquement elle était presque femme…
Les nouveaux arrivants étaient une dizaine – hommes et femmes – et ils se hâtaient visiblement, comme s’ils avaient craint un danger important. Lorsqu’ils arrivèrent à quelques mètres les uns des autres, Lacordet tendit les bras, présentant ses mains ouvertes en signe de paix ; celui qui paraissait être le leader du groupe – un grand type presque chauve, d’une quarantaine d’années – lui rendit son signe amical et ils se serrèrent la main.
— Je ne vous conseille pas d’aller par là, dit Lacordet, la voie est complètement bouchée au niveau de Bastille.
— Merci de ton avertissement, mais nous la déboucherons. D’ailleurs, toi et ta compagne feriez mieux de venir avec nous : il se passe des choses terribles là-bas…
Il désignait la station, maintenant toute proche.
— Que veux-tu dire ?
— La police, fit l’autre. Je crois qu’ils ont décidé d’anéantir tous les troglodytes.
— Comment le sais-tu ? coupa sèchement Lacordet.
— Nous vivions tranquillement à Place d’Italie depuis quelques semaines, expliqua le chauve, et parfois certains d’entre nous remontaient à la surface. Pour faire quelques courses, si tu vois ce que je veux dire… Mais ce matin, j’ai surpris une conversation entre deux flics qui m’a littéralement flanqué la frousse. Ils vont envahir toutes les lignes désaffectées et venir nous prendre…
— Quand ?
— Je ne sais pas, mais c’est sûrement pour bientôt : ils parlaient comme si c’était imminent. Viens avec nous, je te dis !
Lacordet secoua lentement la tête.
— Non ! S’ils ont vraiment l’intention de tout explorer, vous ne serez pas plus en sécurité là-bas qu’ici. Je ne reviendrais pas en arrière.
L’autre eut un geste fataliste.
— Comme tu veux, camarade. Tu ne diras pas que je ne t’ai pas prévenu… Je vous souhaite bonne chance, à tous les deux.
— Bonne chance à vous aussi…, dit Lacordet alors que le groupe se remettait en marche.
— C’est bourré de képis…, chuchota Vania qui avait risqué un œil dans le hall où débouchaient tous les couloirs de la station.
Ils étaient sortis sans encombre de la ligne désaffectée et avaient suivi les panneaux indiquant Etoile/Nation mais maintenant, touchant presque au but, ils se retrouvaient dans une situation difficile : le hall était envahi par un essaim de policiers et, si on les voyait sortir d’une ligne condamnée, ils seraient immédiatement classés troglodytes et arrêtés. Le chauve devait avoir eu raison : la chasse aux sorcières allait commencer ; elle l’était peut-être déjà…
Plaqué contre la paroi du couloir, Lacordet retint sa respiration pendant un instant : son cœur battait à tout rompre et il avait du mal à réfléchir ; ils ne pouvaient pas rester là en attendant que les flics viennent les prendre mais tenter de passer en courant – ou même en rasant les murs – était voué à l’échec étant donné les effectifs des policiers. Ils ne réussiraient probablement qu’à se faire tirer dessus par un nerveux de la gâchette…
— Prends-moi par la taille, murmura Lacordet à l’oreille de Vania, en passant son bras autour des épaules de la jeune fille. Voilà ce que nous allons faire…
Ils attendirent patiemment que le couloir faisant face à celui dans lequel ils se trouvaient crache sa foule périodique, correspondant à l’arrivée d’un nouveau métro et, dès que les flics ne furent plus en majorité dans le hall, sortirent de leur abris, enlacés, marchant aussi lentement que l’aurait fait n’importe quel couple d’amoureux. Lacordet pensait qu’une fois mêlés aux autres gens il n’y aurait plus de problèmes.
Et de toute façon, si un flic semblait avoir des soupçons, il pourrait toujours s’approcher de lui avec un grand sourire et lui demander le chemin pour aller à la station Châtelet : un truc vieux pour passer inaperçu qu’il utilisait fréquemment lorsqu’il était encore étudiant et qu’il se baladait avec des substances plus ou moins illégales sur lui ; ça ne ratait jamais…
Pourtant il respirait difficilement : encore quelques pas et ils seraient en sûreté, sortis de la zone dangereuse ; plus personne ne pourrait les distinguer des autres, ni faire des supputations sur l’endroit d’où ils venaient. Un pas. Encore un autre. Mais pourquoi diable étaient-ils forcés d’avancer aussi lentement ?
Une vieille femme, portant un sac noir presque aussi grand qu’elle, bouscula Vania et lui lança quelques insultes. Lacordet pressa la main de sa compagne pour l’empêcher de répliquer, surtout, l’empêcher de répliquer, et en lui-même il ressentit un intense soulagement : ça y était, enfin : ils avaient gagné. Et aucun coup de sifflet, aucune interpellation : ils avaient réussi !
— Ce type…, murmura Vania, il nous regarde…
Lacordet sentit son sang se figer dans ses veines en croisant le regard de l’homme dont parlait la jeune fille : la trentaine sympathique, mêlé à un groupe de policiers, il les observait d’un air ironique…
« Cette fois-ci nous sommes foutus, pensa Lacordet, les autres nous tournaient le dos mais lui, il nous a sûrement vus sortir et c’est probablement un flic en civil. » Il réalisa brusquement que la saleté maculant leur peau et leurs vêtements les dénonçaient comme ce qu’ils étaient à n’importe quel observateur quelque peu attentif… D’un instant à l’autre, maintenant, le type allait faire un signe à ses collègues et tout serait fini : adieu les beaux rêves, bonjour la taule et les barreaux…
Foutu pour foutu, Lacordet allait dire à Vania de courir – le plus vite possible – pour tenter une ultime épreuve de force quand il s’aperçut que le type lui souriait franchement et lui faisait un petit signe de tête signifiant : « Foutez le camp, les enfants, je ne vous ai pas vus ». N’osant croire à ce qui leur arrivait, les deux jeunes gens pénétrèrent dans le couloir marqué Etoile/Nation et se dirigèrent d’un même pas accéléré vers le quai où arrivait déjà une nouvelle rame téléguidée.
André Daubet se retourna vers les deux ou trois policiers qui l’accompagnaient et tenta de s’intéresser à leur conversation. D’ici à quelques heures ils allaient investir ce qu’il avait toujours nommé les « catacombes » et des tas d’êtres humains commenceraient de souffrir. Mais, au moins, les deux jeunes troglodytes qu’il venait de croiser ne se feraient pas massacrer par sa faute.
Daubet espérait sincèrement que sa conscience se contenterait de cette compensation…
Robert Lacordet et Vania riaient… Un rire nerveux qui s’était emparé d’eux dès qu’ils étaient montés dans le wagon presque vide : ils étaient passés… Maintenant plus rien n’avait d’importance, pas même le regard chargé de curiosité des trois gamins – les seuls autres voyageurs de la voiture – qui les observaient fixement ; il n’était interdit à personne de se balader avec des vêtements et un visage maculés de crasse, dès l’instant que cela se faisait dans une ligne régulière.
Maintenant, et pour une durée indéterminée, ils étaient redevenus des citoyens normaux aux yeux de la loi. Maintenant plus personne ne pouvait rien leur dire et, se serrant l’un contre l’autre du plus fort qu’ils pouvaient, ils riaient…
Et puis, l’excitation retombant peu à peu, leur rire cessa progressivement, sans qu’ils desserrent leur étreinte, faisant place à une bizarre gravité, mêlée d’étonnement. Les bras serrés autour du corps mince de Vania, sa propre poitrine comprimant les seins menus de la jeune fille qui diffusaient dans tout son être une chaleur incroyablement douce, Lacordet savait que logiquement il aurait dû la lâcher, que tout serait plus simple s’il le faisait et pourtant, à cet instant précis, aucune force au monde n’aurait pu l’y contraindre… Son regard se perdait au fond du bleu azuré des yeux de Vania et il se sentait brusquement sans défense, aussi innocent qu’un enfant de trois ans. Sans qu’il ait vraiment compris comment, leurs lèvres se trouvèrent et les rires moqueurs des gamins résonnèrent dans le wagon.
Tandis qu’il l’embrassait fiévreusement et que leurs langues se mêlaient, Lacordet se souvint que Vania n’avait que seize ans et il se traita de salopard.
Mais au fond de lui il n’y croyait pas.
Le métro roulait et bientôt ils arriveraient à Daumesnil : se glisser dans la ligne désaffectée ne serait qu’un jeu, par rapport à ce qu’ils venaient de vivre. Lacordet avait décidé qu’au lieu de la remonter jusqu’au cœur de la capitale ils se dirigeraient au contraire vers la banlieue. Direction : l’extérieur, et une nouvelle vie, peut-être… C’était sans doute une folie que de vouloir fuir Paris et remonter à la surface après tant d’années, sans savoir ce qu’ils allaient y trouver ni ce qu’ils allaient y faire mais, avec Vania entre ses bras, Lacordet se sentait prêt à toutes les folies.
Un salopard ? Non, il n’y croyait vraiment pas…